Quel procrastinateur êtes-vous ?

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Je parlais, il y a quelques années, avec Lars Svedin de Basta ! des processus de prise de décision et du rapport au risque et il m’indiquait qu’il n’avait pas besoin de connaître plus de 70 % d’une problématique. Je me demande bien d’ailleurs comment il déterminait ce seuil abstrait mais, en tout cas, il m’affirmait ne pas attendre de disposer de 100 % de l’information pour décider. Une certaine quantité d’information minimale, sa longue expérience et une capacité individuelle et collective à assumer la prise de risque semblaient constituer le cœur du processus.

À l’opposé, semble-t-il, des empereurs chinois qui disposaient d’un Grand Directeur des Étoiles et qui pouvaient compter sur une armada de mathématiciens-astrologues. Ceux-ci peaufinaient en permanence des modèles incompréhensibles aux profanes censés régir dans les moindres détails la destinée du pays, de la production agricole à la gestion des affaires gouvernementales en passant par la prévision des tremblements de terre. À tel point que l’empereur Wudi, en 101 avant Jésus-Christ, demanda même à ses experts d’en créer un nouveau pour assurer son immortalité. Les astrologues avouèrent leur incompétence, car, expliquèrent-ils, ils ne pouvaient pas « faire les mathématiques » nécessaires à une telle opération et lui conseillèrent de consulter d’autres spécialistes. En somme, ils leur manquaient, non l’expérience, le bon sens et le courage de décevoir l’empereur, mais, tout simplement, des modèles et des données !

Dans le contexte actuel où les processus de décision sont plus diffus que dans l’ancienne Chine impériale, cela m’évoque les nombreuses commissions d’enquête indépendantes, études hautement documentées et analyses complémentaires dont se nourrissent les politiques lors des projets d’aménagement controversés. L’exemple du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes est assez révélateur du processus de fuite en avant qui arrange plusieurs typologies de personnes. Les indécis incorrigibles, qui finiront toujours par se rallier par opportunisme à l’avis général, participent de l’apathie générale sans en être les vrais moteurs. Les cyniques, plus pernicieusement, feront mine de respecter un soi-disant processus démocratique en pensant, probablement à raison, que le temps jouera en leur faveur. Les incompétents incapables de trancher en leur nom réclameront toujours plus de données qui leur permettront surtout de ne pas se mouiller. Enfin, les tenants du contrôle et de la sécurité à tout prix jouent un rôle majeur au sein de la coterie des immobilistes. Ils procrastinent en permanence, au prétexte d’une hypocrite prudence, en réclamant des investigations toujours plus approfondies et, assez logiquement, servent de caution aux autres. Au final, ils se réfugient tous derrière la figure de l’oracle moderne qu’est l’expert et, en définitive, sur la quantité d’information objective disponible. Une nouvelle étape de ce processus de déresponsabilisation généralisée se profile dans l’ère annoncée du Big data où les algorithmes remplacent progressivement les experts.

Au niveau individuel, nous n’avons généralement ni le temps ni les capacités d’acquérir une connaissance complète et exhaustive d’une situation. Et c’est tant mieux ! Pourtant, c’est souvent ce que nous attendons. Accéder à une vision totale et pure qui permettrait de décider de la manière la plus parfaite à la grande satisfaction de tout le monde… Cette quête quasi mystique d’absolu est surtout une manière d’éviter tout conflit et toute confrontation brutale à la réalité voire, en fin de compte, représente un déni de notre subjectivité. En effet, quand bien même LA vérité serait accessible à un, pour des raisons biologiques évidentes, nous y aurions tous accès ce qui veut dire qu’il n’y aurait plus aucune différence inter-individuelle ni collective. Pas de place à l’expérience humaine, pas de Cultures et le cauchemar totalitaire à l’œuvre. Nous n’avons, évidemment, aucune manière, aucun espoir, d’appréhender le monde dans son intégralité et, encore moins, ensuite, d’agir sans impact. Or agir c’est influencer et donc, en cascade, participer à modifier ce même monde et à la connaissance que nous en avons.

Si, pour décider, nous avons évidemment besoin d’un seuil minimal d’informations qui permet de définir un cadre conceptuel aux contours flous et perméables, chaque échelon supplémentaire nécessite ensuite des moyens dont les coûts semblent progresser de manière exponentielle. Et de façon inversement proportionnelle à notre capacité d’action. Pensez à toutes les choses positives que vous avez réalisées en méconnaissance de cause mais en pleine conscience. L’une de mes plus belles expériences de voyage (en Lozère à vélo) s’est construite sur une surenchère d’amateurismes à peine imaginables (comment accrochez-vous un hamac pour dormir quand il n’y a pas d’arbre ?…). Pour moi, vivre c’est parier sur des hypothèses par essence imparfaites qui auront vocation à être irrévocablement remplacées. Et c’est déjà beaucoup ! Si nous souhaitons éviter la paralysie face au risque ou une quête stérile et absurde de vérité sans fin, l’enjeu porte sur les fameux 30 % d’informations restants que nous devons veiller à NE surtout pas rechercher. L’énergie rendue ainsi disponible pourra alors alimentée l’action consciente. Cela aura pour conséquence immédiate de qualifier l’information dont nous disposons sans pour autant en augmenter la quantité totale.

Inspirons-nous de Miles Davis qui disait : « Pourquoi jouer tant de notes alors qu’il suffit de jouer les plus belles ? » et posons-nous la question suivante : quelles sont les informations importantes dont j’ai besoin pour commencer ?

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