Éloge de la colère

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Un récent conflit dans le cadre de l’une de mes activités personnelles m’a amené à entrer dans une colère noire et à claquer la porte de cet engagement jusqu’à présent important pour moi. Il m’a fallu vingt-quatre heures pour dépasser l’état de tension dans lequel je me trouvais ensuite et, pendant trois jours, ce sujet m’a occupé et s’est retrouvé au cœur de toutes mes discussions. J’ai ainsi eu le temps de réfléchir à cet épisode climatique digne d’un changement brutal de saison et à m’interroger sur le sens de la colère.

La sagesse populaire pose comme un principe qu’elle est mauvaise conseillère et qu’elle n’est qu’un des nombreux visages de la peur. La colère est l’expression active d’un mélange de frustration, d’incompréhension et de sentiment d’injustice. Elle témoigne d’une inadaptation dans l’interaction entre nos valeurs, nos besoins, nos attentes, nos représentations et la réalité du monde à un moment donné, dans une situation ponctuelle ou récurrente, d’une part, et notre capacité personnelle à faire face à ce décalage, d’autre part. Elle est très influencée par notre état émotionnel au moment particulier. La situation ne nécessite d’ailleurs pas d’autre personne que soi étant donné qu’il est possible de piquer des colères seul. Les situations ne manquant pas, je vous laisse faire référence à votre propre expérience. Pour ma part et sur un plan relationnel, la mauvaise foi est un déclencheur très efficace, je le reconnais.

Pourtant, il ne faudrait pas négliger les vertus positives de l’orage. Je pense à la saine colère, celle qui nous permet de s’insurger contre l’absurdité du monde physique et social. Cette perturbation bienvenue pour hydrater nos peines asséchées. Il y a toujours une part de vérité dans la colère à commencer par l’authenticité de nos émotions. Il semble difficile, en effet, de simuler ou d’être à moitié en colère.

La colère fait peur car elle est subversive ; elle perturbe l’ordre établi en y injectant soudainement le chaos. Elle perturbe l’idéal mécanique de puissance et de performance par sa gratuité et sa spontanéité. Elle n’a pas de business plan, elle ne se soucie pas des suites de l’Histoire. Elle n’est jamais programmée et il est impossible d’en prévoir les conséquences. Que serait cependant notre monde sans colère ? Quelque soit l’habit que revêt cette énergie, si la société a évolué – et n’en déplaise aux naïfs New-Age qui rêvent d’une sorte de totalitarisme de la béatitude – c’est surtout grâce à des femmes et des hommes en colère. De Rosa Parks qui s’est opposée aux lois racistes dans un bus à Karl Marx qui s’élevait contre l’oppression et l’exploitation des pauvres ; de Jésus qui a chassé les marchands du Temple (et sûrement pas avec sourire et politesse) au marchand tunisien qui s’est immolé dans un acte désespéré contre la dictature et a permis le déclenchement du Printemps arabe.

La colère est dévalorisée, tournée en dérision ou source de méfiance car elle rappelle brutalement notre faiblesse, notre modeste statut d’humain tout autant qu’elle le revendique car elle est le propre de l’homme. Les animaux et les robots ne la connaissent pas. Elle convoque notre individualité et en rappelle la subjectivité la plus franche. À ce titre, la colère mérite notre respect, nous devons écouter ces forces telluriques en ce qu’elles nous rappellent, par un investissement corporel total, ce qui est essentiel pour nous. Ce qui ne veut surtout pas dire que nous ayons raison – on peut penser aux automobilistes coincés à un carrefour qui s’énervent et fulminent – mais que nous sommes vrais, à ce moment-là. Notre monde policé et poli à la brosse de la pensée unique tend à nous faire oublier les conflits profonds de notre vie et aplanit nos humeurs de manière homogène mais non harmonieuse.

Si la vérité est un pays sans chemin, la colère est la tronçonneuse de l’explorateur. Autant que le désir. Eros et Thanatos aurait dit Sigmund. Mais la colère est tout à la fois force de création et de destruction. Elle n’est pas en contradiction avec une autre force, elle porte la contradiction en son sein. Elle est aussi bonne que mauvaise conseillère et il serait, ainsi, dommage de jeter le bébé avec l’eau du bain. Car il paraît évident que ce n’est pas tant la colère en soi que son expression qui mérite notre vigilance. Au même titre que la liberté d’expression s’arrête à l’incitation à la haine, la saine colère s’arrête à la violence – contre soi ou les autres.

Nous devons alors nous méfier de la perturbation de nos capacités cognitives qu’elle engendre. Pour en revenir à la situation qui m’a inspiré ce billet, je ne suis pas en colère d’avoir ressenti et exprimé de la colère et je ne regrette pas, après coup, ma décision d’arrêter un engagement qui me pesait de toute façon. Par contre, j’ai été déçu d’avoir été perturbé au cours de l’interaction par des émotions qui ont altéré ma vigilance, ma lucidité, l’évocation de ma mémoire, mes capacités d’écoute, d’argumentation et de création. Et c’est souvent cela que l’on ressasse après coup : « j’aurais dû dire ceci ou cela et sur le coup je n’y ai pas pensé » ou « répondre comme ça à ce moment-là». L’enjeu porte, en effet, sur l’articulation entre l’expression de nos émotions, les reconnaître, les accueillir – même si l’on se passerait bien de la visite impromptue de ce colocataire vulgaire et mal adorant – et la maîtrise – au sens, non du contrôle, mais du savoir-faire de l’artisan expérimenté – de nos émotions, pour faire en sorte que Cogito reprenne le dessus sur Ego. Et tant pis si de temps en temps, notre création est ratée. C’est ainsi que l’on apprend.

La colère est un bon témoin d’alerte, strident et puissant, qu’un dysfonctionnement continu existe dans notre système personnel et relationnel. Et bien souvent, quand l’orage éclate, la rivière manquait déjà d’eau. La colère est toujours contextualisée, elle n’apparaît jamais en dehors d’une situation. Comprendre la colère c’est aussi s’offrir l’opportunité de s’interroger sur l’élaboration de cette situation. Comment de non-dits en dénis, nous avons contribué activement et progressivement au pourrissement, à la crispation, au blocage, à l’immobilisation, au point de saturation ou de non retour, que ce soit au travail, en famille, avec les amis ou dans les activités de loisirs. La colère est au contraire une chance et une opportunité à saisir pour s’émanciper de soi-même et aider à rétablir, à corriger, à inventer un rapport au monde différent. Pour ne reproduire pas l’Histoire de manière cyclique, les mêmes causes entraînant toujours les mêmes effets. Accepter et vivre la colère c’est s’offrir la possibilité d’un changement vers un système personnel et relationnel plus complexe, plus dynamique mais disons-le d’emblée non absent de colère !

*Pour ma part, l’erreur de découpe de la dernière planche à laquelle il manque les trois centimètres que l’on s’était juré de ne surtout pas oublier pile au moment de finir un samedi soir à 21h, représente un déclencheur très efficace.

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