Savoir dire oui au non !

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Je lis beaucoup d’articles, notamment sur Medium, portant sur le thème général du développement personnel. Et je lis autant d’articles qui conseillent qu’il faut dès maintenant apprendre à dire oui à la vie, aux opportunités, à sa petite voix intérieure que d’articles qui enseignent comment apprendre à dire non. Les thuriféraires de la posture du oui, caricaturés dans l’excellent film Yes Men avec Jim Carrey, inculquent qu’il faut savoir se rendre disponible au monde, ouvert à soi-même, que les plus grands leaders ont toujours tout essayé sans ressentir la peur de se tromper et qu’ils ont vu dans chaque situation un potentiel infini de découverte.

Les aficionados du non insistent comme le personnage de Bartleby de Melville sur ce qu’il ne faut pas faire et préféreraient ne pas. En cela ils peuvent rejoindre la tradition bouddhiste et taoïste du non-agir que l’on retrouve tant dans le Kung-fu de Wang Xiangzhai qui affirme que l’action provient de l’inaction et l’immobilité est la mère de tous les mouvements que dans l’agriculture naturelle de Masanobu Fukuoka. Les choses arrivent naturellement sans forcer et il serait même prétentieux de croire que l’on peut influencer l’ordre du monde.

Et il y a autour de nous autant de personnes, et peut-être d’ailleurs les mêmes, qui sont tout aussi incapables de dire oui que non. Combien de fois répondons-nous par la négative à des offres et des sollicitations du genre : allez ce soir on sort !, et si on allait faire telle nouvelle activité ? utilisons ce nouveau logiciel, et si on cuisinait ce plat ? La peur de l’inconnu et l’inertie face au changement s’accommodent fort bien avec le désir de contrôle, au risque de ne rien faire. Et combien de fois devrions-nous ne pas dire oui à ces individus toxiques éminemment bien éparpillés dans notre environnement : les associés (voir éloge de la colère), le chef de service qui dépose sans cesse de nouveaux dossiers que notre ego ne sait pas refuser, la famille qui impose ses traditions absurdes et ses secrets ou les clients qui réduisent en permanence les délais, les budgets voire les deux à la fois.

Pour rappel, l’apprentissage non est une phase cruciale du développement de l’enfant appelée phase anale et qui permet d’asseoir les prémisses de l’identité sur la maîtrise neuro-musculaire des sphincters. Les conventions éducatives insistent aussi sur le fait de savoir poliment refuser et l’enfant se voit trop souvent enjoindre de ne rien faire. Pourtant, alors que nous sommes ainsi conditionnés par ces apprentissages psycho-sociaux, nous ne savons pas refuser, au choix : des interactions malsaines, des dysfonctionnements organisationnels, des réunions rébarbatives et improductives, des décisions absurdes et arbitraires, des actes immoraux comme l’humiliation de collègues…

Ah ! Me direz-vous, mais si l’on commence à contester tout ce qui ne va pas autour de soi, on va s’épuiser ! Et la paresse mâtinée de réalisme (rappelons-nous la phrase de Bernanos à propos des accords de Munich au travers desquels Français et Anglais avouaient leur couardise face au 3ème Reich : le réalisme c’est précisément la bonne conscience des salauds) nous fait accepter l’inacceptable. Ce mécanisme est d’ailleurs, parmi d’autres, à l’origine de ce qui peut devenir le burn-out : pour crouler sous le travail encore faut-il d’abord l’accepter. Christophe Dejours a d’ailleurs très bien expliqué la souffrance au travail en s’inspirant du travail d’Hannah Arendt sur la banalité du mal et l’étude du zèle de personnages banals comme Eichmann. Les planteurs esclavagistes d’Amérique du Sud ont dû importer de force de la main d’œuvre étrangère car les indigènes (Indiens du Brésil) étaient trop attachés à la liberté et préféraient se suicider ou se laisser mourir que de travailler pour les colons.

Le positivisme new age qui irrigue tant la technologie que le développement personnel montre la voie du oui quand nous aurions probablement tout intérêt à refuser, contester et plus largement nous distancer de notre ego. Alors, comment dire oui aux sollicitations émergentes (et donc accueillir le chaos) et à la prise de risque sans oublier de dire non (et préserver la bonne forme ou gestalt) ? Évidemment comme le disait Wittgenstein, les questions philosophiques, même les plus triviales comme celle qui nous concerne maintenant, sont avant tout des questions de langage. A quoi devrions-nous dire oui ou non ? Sont-ce bien les mêmes situations dont je parle ? Ne suis-je pas en train de comparer l’incomparable ? Pourtant en disant non, en refusant ce travail supplémentaire ou nouveau, je me respecte mais je me refuse aussi à moi-même l’opportunité d’apprendre quelque chose qui me serait réellement utile, et là je ne me respecte plus ! Et ce n’est pas une question de gain à court ou long terme qui départagera ce dilemme. Une partie de sa résolution tient au moins dans le cadre du travail, et de ce billet, dans l’organisation du travail. Est-elle Opale (voir cette synthèse du livre de Frédéric Laloux) ou opaque ? Qui détermine comment quoi faire et qui le fera ? À partir du moment où je suis impliqué dans le processus global de décision et d’action, la question de savoir dire oui ou non ne se pose plus que vis-à-vis de mon propre ego seulement, ce qui est l’horizon le plus humain dont nous disposons.

Dans les situations plus quotidiennes ou moins encadrées par une organisation formelle telle que celle rencontrée dans le cadre du travail, nous devons arbitrer en permanence entre moins de contrôle et plus de lâcher prise et d’accueil de la nouveauté – en somme de oui – et plus d’écoute, de respect de soi, de ses valeurs, attentes et de ses émotions, de refus de ce qui est contraire à nos intérêts et en dernier recours à notre intégrité physique et morale – en somme de non. Posé en terme d’équilibre, ce problème peut s’éclairer sous l’angle de l’écoute intérieur / extérieur.

Si je m’écoute, et qu’ainsi je sais dire non à ce que je ne veux pas pour moi, et que je suis aussi à l’écoute du rythme du monde je suis sur la bonne voie si tant est que j’aligne de manière cohérente des positions qui ne le seront jamais réellement.
Si j’écoute le monde mais pas ma voix intérieure, ce qui a été mon travers personnel j’en conviens aisément, je suis aware comme dirait Jean-Claude mais cette fuite en avant n’est pas épanouissante.
A contrario, si je m’écoute et que je sais dire non et protéger mes intérêts sans être capable d’accueillir les sollicitations extérieures et prendre des risques, le risque réel est de se figer sur une position paranoïaque désabusée et de stagner sur mon trône de cristal.
En fin de compte, si je ne m’écoute pas par dévalorisation de mon identité et le non respect de mes intérêts tout en étant dans la peur, c’est le repli qui menace. De mon expérience dans le champ du travail social, cette dernière posture caractérise bien une grosse partie du contingent des publics dits cibles. Soit dit en passant, ils sont déjà la cible de la stigmatisation collective avant même d’être la cible des politiques publiques…

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