Utilisons une boussole pas une carte !

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Notre société des services, globalisée et transformée jusque dans ses structures les plus intimes par les technologies de l’information, impacte profondément les trajectoires professionnelles et leurs représentations. Celles-ci étaient articulées autour de la formation initiale, de l’emploi et du salariat, de la carrière et étaient marquées par la stabilité, l’évolution et la continuité/linéarité. Le travailleur contemporain semble, maintenant, de plus en plus confronté à l’instabilité, la rupture, le changement d’orientation, la flexibilité et la précarité.

Une étude IPSOS pour l’AFPA a mis en avant en 2012 que 56 % des actifs ont déjà connu au moins une réorientation professionnelle dans leur vie. Et un peu plus de la moitié de ces bifurcations (55%) correspondent à un choix professionnel volontaire. Enfin, après coup, l’épanouissement personnel puis les conditions de travail étaient les dimensions qui étaient majoritairement jugées comme s’étant le plus améliorées. Cette enquête confirme qu’aux trois modalités usuelles du travail : gagner sa vie en allant au boulot, obtenir le succès et la reconnaissance grâce à la carrière et s’investir de manière quasi-mystique dans une vocation, la post-modernité en ajoute une nouvelle où il s’agit de s’accomplir personnellement en tâchant d’articuler quête de sens pour soi et souci des autres.

Si les attitudes face au travail évoluent, son contenu lui-aussi change. Qui a entendu parler des métiers d’imprimeurs de maisons, de conseiller bancaire peer-to-peer, de juriste spécialiste des drones ou encore de fermier urbain? Pour l’instant pas grand monde car ces métiers n’existent pas encore ! Et rappelez-vous qu’il y a 10 ans, les professions de community manager, de professeur de Zumba ou de consultant en risques psycho-sociaux étaient difficilement envisageables. Quels sont les secteurs et activités professionnelles qui ne nécessitent pas de savoir se servir d’un ordinateur connecté à Internet ou de maîtriser 1 voire 2 langues étrangères. L’agent économique contemporain travaille dans le secteur tertiaire et est plus diplômé que jamais, connecté, autonome, avec le sens du service. Il sait animer une équipe, maîtrise les coûts, dispose de compétences transversales et se soucie de son éco-responsabilité. Sa relation à l’entreprise se transforme aussi. Le taux d’emploi salarié baisse régulièrement depuis 30 ans (en 2007 il était de 64 %). De nouvelles formes de participation à l’économie co-existent, des plus collectives et participatives promues par les coopératives d’activités apparues au tournant du siècle, aux plus précaires comme l’intérim ou statut d’auto-entrepreneur qui créé en 2009 semble dorénavant très classique. Pour Jacques Attali qui propose tout simplement de « devenir entrepreneur de sa propre vie », « le statut de demain c’est celui d’intermittent du spectacle » !

Du côté des entreprises, les services ressources humaines disposent désormais d’outils d’évaluation de l’intelligence émotionnelle des candidats (comme ceux proposés par TTI Success Insights ou Central Test). Le PDG de Tesla (10 000 salariés) ne s’embarrasse pas quant à lui des procédures de recrutement classiques en twittant directement depuis son compte personnel les offres d’emploi. Et Google étudie vos requêtes sur le moteur de recherche pour trouver ses propres candidats. La société Zappos (e-commerce), elle, a remis à plat son organisation interne vers le modèle de l’Holacratie et a supprimé les intitulés de poste et toutes les fonctions de chefs de service. De manière bien plus contestable, les entreprises de livraison de repas à vélo, comme bien d’autres entreprises d’ailleurs mais avec beaucoup plus de visibilité, contournent allègrement le code du travail en « employant des auto-entrepreneurs » qui reprennent à leur compte les dogmes classiques des néo-libéraux à propos des contraintes du marché de l’emploi.

Enfin, les méthodes traditionnelles en matière d’accompagnement (orientation, bilan de compétences, conseil en carrières, …) se fondent sur plusieurs pré-supposés désormais inadaptés à notre environnement économique. Elles se basent sur la soi-disant stabilité des caractéristiques personnelles, des intérêts professionnels et des emplois dans des organisations bien structurées. D’autre part, elles conçoivent les parcours professionnels comme une succession invariable d’étapes. La vie de Beaumarchais au XVIIIe siècle est à ce titre riche d’enseignement. Les dispositifs d’accompagnement répètent souvent d’ailleurs la même erreur que les personnes en création d’activité ou en recherche d’emploi. Combien de projets non aboutis, combien d’insatisfaction ou de difficultés non par manque d’information à propos du marché économique mais par manque d’information sur soi-même.

Nous sommes ainsi confrontés de plus en plus à nous-mêmes pour interroger, évoquer, envisager, créer, appréhender comme un work-in-progress notre place en tant qu’acteurs économiques quelle que soit la forme opérationnelle réelle : salariat, entrepreneuriat individuel, collectif ou coopératif, économie domestique et à la demande type Airbnb et probablement un mélange de tout cela. Ces questions s’inscrivent elle-mêmes dans une problématique beaucoup plus vaste relative à la manière de vivre sa vie et, notamment, de comment articuler activités et relations de travail et vie personnelle et familiale.

On peut s’interroger sur la valeur des vieux schémas professionnels, finalement apparus seulement récemment, ou en être nostalgique. Dans tous les cas, ils n’existent plus. Inventons donc les nouveaux !

Cet enjeu est excitant, non ?

P.S : l’expression « Utilisons une boussole plutôt pas une carte » a été initialement créée par Stephen Shapiro. Elle est très proche du conseil donné par l’entrepreneur Oki Matsumoto : « Visez l’étoile polaire, pas le pôle nord ».

 

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